Toujours sur Sport Breizh :
RETOUR VERS LE FUTUR
L’air hagard et visiblement défait par la violence de ce long effort solitaire, le jeune coureur ivoirien pénétra dans le vélodrome sous les rares encouragements de quelques proches. Depuis de longues années, ces courses cyclistes n’attiraient plus grand monde et les clameurs d’antan avaient laissé place à de tristes silences dépouvus de passion. Face à la grogne et aux pétitions des riverains, speakers et sonorisateurs avaient déserté les podiums. Ce Tour de Bretagne 2091 ne dérogeait hélas pas à la règle : le vélo n’intéressait plus personne dans cette vieille Europe entièrement offerte au tout-puissant Dieu Football.
Suite au choc pétrolier de 2039 et au 176e Grenelle de l’Environnement, les véhicules d’assistance et autres motos de sécurité avaient été interdites : trop polluantes et par trop consommatrices d’énergie. Obsession de sécurité oblige, les pelotons avaient disparu et toutes les courses se disputaient désormais en solitaire et contre la montre. Autre changement et nouvelle contrainte de taille, la circulation dans la quiètude des pistes cyclables. De ce fait, toutes les communes qui n’avaient pu s’offrir ces voies protégées ne pouvaient plus recevoir de course.
D’ailleurs, les arrivées n’étaient plus organisées en ville ou au coeur des zones commerciales : dans les années 2040, le lobby automobiliste avait obtenu de la part du gouvernement que ces emmerdeurs de cyclistes ne viennent plus entraver la circulation. Toutes les arrivées devaient donc se dérouler sur l’un des derniers vélodromes encore debout.
Mais en fait, depuis une trentaine d’années et la disparition des clubs cyclistes bretons, cela ne semblait guère affecter nos élus. Le vélo ne faisait plus le poids face au foot et surtout face aux dernières consoles de jeu... Trop dure, la petite Reine de l’arrière grand-père ! Trop violente et bien trop risquée ! Vraiment aucun intérêt dans ce Monde où le virtuel avait pris le pas. Les rares courses encore organisées en France recevaient uniquement des équipes étrangères qui venaient en baver sur nos belles pistes cyclables.
Contre toute attente, le géant ivoirien avait décroché la timbale : il remportait l’étape et enfilait le maillot de leader aux couleurs d’un constructeur chilien d’automobiles de luxe. Exit les collectivités locales : depuis la dispartition des Conseils Généraux et suite à quelques navrantes affaires de dopage, les régions ou encore les mairies n’étaient plus autorisées à aider le cyclisme.
Notre champion africain devançait désormais au général le champion du Cambodge et un routier-sprinteur formé au Botswana. Il se dirigea sur le podium et attendit en vain son trophée et ses fleurs. Brusquement, la jeune reine, belle blondinette en tailleur m’aperçut. Deborah jeta son bouquet à un lauréat visiblement dépité et descendit de son podium pour courir vers moi !! Oui, oui, vers moi... C’est vrai que depuis 32 ans, j’étais le seul et unique journaliste à oser s’intéresser encore au cyclisme, mais tout de même... Elle ralentit, ses longs cheveux couleur de blé retombèrent sur ses épaules nues. Elle posa sa main douce sur mon avant-bras droit crispé, me fixa langoureusement de ses grands yeux verts et s’approcha lentement de ma bouche avant de...
Avant de...
Avant de crier avec une voix de stentor : «Putain mais t’as vu ça, les Rabobanks, i’rigolent plus, i z’embrayent à bloc !»
Soucieux de m’informer au plus vite des dernières péripéties de l’étape, notre chauffeur Roger venait de hurler dans la voiture au risque de me décrocher la cervelle... La jeune femme blonde aux yeux verts avaient laissé place au grand Roger, 59 ans, fan absolu de cyclisme mais tout de même gros porteur de 125 kilos où l’on trouvait parfois un muscle. Parfois mais pas récemment...
On se redresse lentement, on lance un regard furibond à Roger qui détourne la tête, on ouvre les yeux; un coup d’oeil à droite et à gauche... Et un soulagement intense... Sur ce Tour de Bretagne 2011, nous en étions aux premiers kilomètres de l’étape d’ouverture ! Ce voyage dans le futur n’était bien heureusement qu’un rêve aux allures de terrible cauchemard pour fan de vélo. Même dans les bras de Déborah !
Sur les bas-côtés, la foule accueillait avec le sourire et des clameurs un peloton très étiré et mené par l’une des équipes bretonnes. Dans chaque centre-bourg, les coureurs étaient salués par les enfants des écoles réunis pour l’occasion au bord de la route et qui bénéficiaient d’une récré supplémentaire. Un jour de fête ! Dans son véhicule, le Directeur de l’organisation saluaient ses nombreux partenaires et présentaient l’étape. Sous ce soleil quasi estival, la longue caravane du Tour de Bretagne s’élançaient enfin et allaient, pendant une semaine, porter la joie et l’événement aux quatre coins des départements bretons.
Mais tout de même, je dois l’avouer, sur cette première journée, ce rêve m’obséda de bout en bout... Non pas pour le souvenir de la belle Déborah, non, mais plutôt pour la vision de ce Tour 2091 qui aurait perdu toute humanité. Loin de moi l’idée de penser que le Tour de Bretagne puisse être un momument en péril. Par contre, au même titre que l’une de nos chapelles, que l’un de nos châteaux, que nos pardons, comme nos belles danses traditionnelles ou même comme peut l’être la langue Bretonne, cette course et plus généralement notre cyclisme breton constituent assurément un pan de notre culture. Il convient tout d’abord de s’en rendre compte pour l’apprécier à sa juste valeur et donc lui assurer un avenir tout aussi glorieux que put l’être son passé.
Bonne route.
GM